La France agricole avant 1914-1918

 

La France agricole avant 1914-1918

La géographie des « morts pour la France »

LE MONDE | 13.05.2014 à 15h29 | Henri Gilles, Jean-Pascal Guironnet et Antoine Parent

Article du Journal Le Monde du 13 Mai 2014

Surmortalites a l ouest 1914 1918

 

 Le sentiment que des régions ont été plus sacrifiées que d’autres durant la Grande Guerre, bien présent dans la mémoire collective, en particulier en Bretagne et en Corse, est-il fondé ? En étudiant la répartition géographique des « morts pour la France », nous avons cherché à mesurer les écarts entre les pertes humaines des régions françaises métropolitaines.

Nous avons tenté de les expliquer à partir de variables testables empiriquement, dans le but d’identifier et de « reconstruire » une rationalité, au sens économique, des choix du haut commandement.

Par son exploitation exhaustive de la base de données « Mémoire des hommes » du ministère de la défense, et par les techniques économétriques employées, cette recherche cliométrique se démarque d’une grande partie des travaux antérieurs des historiens. Ceux-ci étaient fondés sur l’exploitation de témoignages et s’attachaient à des questions interprétatives concernant la ténacité des combattants ou leur expérience de guerre.

La cliométrie (terme formé sur « Clio », muse de l’Histoire) consiste en l’application à l’histoire de modèles économiques enrichis de techniques économétriques. L’objectif étant de dépasser le stade premier de la statistique descriptive.

Comment avons-nous procédé ?

Le premier apport de notre travail a été de dénombrer les « morts pour la France » (MPF, statut qui exclut notamment les fusillés et les suicidés), grâce à 1 187 143 fiches de décès consultées dans la base « Mémoire des hommes ».

Afin de pouvoir établir des comparaisons pertinentes entre les régions, nous avons reconstruit, à partir des données du recensement de 1911, pour chaque région, les catégories socio-professionnelles (CSP) et les données de nationalité, de taux d’activité ainsi que le nombre de mobilisables (entendus comme les hommes de nationalité française entre 19 et 27 ans), auquel nous avons ajouté une estimation du nombre d’engagés volontaires.

La démographie des régions explique-t-elle les disparités de morts entre celles-ci ?

En comparant les pertes à la population masculine, région par région, nous avons pu confirmer qu’elles étaient globalement proportionnelles à la démographie, faisant du Limousin la région la plus touchée selon ce critère.

Pourtant, cinq régions s’écartent des projections s’appuyant sur les caractéristiques démographiques : les Pays de la Loire, la Bretagne et l’Aquitaine ont été proportionnellement plus touchées. La Franche-Comté et la région Provence-Alpes - Côte d’Azur ont, au contraire, compté moins de « morts pour la France » que la structure de leur population ne pouvait le laisser attendre.

Quels sont les autres facteurs expliquant les écarts de mortalité entre les régions ?

Pour savoir quels ont été les critères déterminants, nous avons tout d’abord examiné les pertes des régions selon leur situation géographique, en particulier leur proximité avec les zones de combats ou avec une frontière. Nous avons également étudié les corrélations entre les pertes des régions et certaines données socio-économiques comme la part des patrons et indépendants, le taux de chômage (retenu ici comme indicateur du niveau d’activité économique), la part des agriculteurs (retenue pour évaluer la ruralité d’une zone) ou encore la part des marins (certaines régions fournissant le gros des troupes de la marine militaire, ces troupes étant proportionnellement moins touchées que l’infanterie). Cette modélisation permet de faire émerger des variables interprétables rationnellement. D’un point de vue économique, les autorités auraient pu souhaiter préserver les régions industrielles en vue d’un effort de guerre soutenu et d’un point de vue spatial, l’état-major aurait pu engager en priorité les départements proches du front, dans un souci d’économie des transports. Nos résultats accréditent ces hypothèses.

Quelles sont les catégories de population les plus touchées ?

Sur le plan social, les petits patrons et les indépendants ont proportionnellement été moins affectés que les ouvriers ; surtout, les régions rurales ou à fort taux de chômage ont été plus touchées que les régions industrielles ou celles dont le taux de chômage était bas. Les régions distantes du front, en particulier les régions frontalières ou côtières, ayant été proportionnellement moins touchées.

Ainsi, nous comprenons que les Pays de la Loire ont été désavantagés par leur forte ruralité ; la Bretagne a été pénalisée par sa forte ruralité et son taux de chômage élevé alors que la Franche-Comté a bénéficié de l’effet « frontière » et de la volonté générale de protéger le tissu industriel.

Au total, notre recherche a permis de mettre en évidence l’existence de différences systématiques entre régions. La mobilisation de variables démographiques (densité et jeunesse du département), socio-économiques et spatiales a permis d’affiner l’explication de ces différences. Il y a bien eu inégalité devant la mort.

La France agricole avant 1914-1918

La france agricole avant la grande guerre

 

Que traduisent ces différences et comment les interpréter ?

Pour revenir sur la douloureuse mémoire de certaines régions et leur sentiment de plus grand sacrifice, plutôt que de conclure au sacrifice « volontaire » de certaines régions, nous préférons analyser ces différences systématiques comme l’expression des « préférences révélées » des autorités : on n’a pas voulu « punir » ou « tuer plus » de Corses, de Bretons, que d’autres.

Les autorités semblent avoir privilégié l’effort industriel de guerre au détriment d’une main-d’œuvre jugée, par ses caractéristiques économiques et sociales, moins « utile » à la production, et de facto davantage exposée au front sur l’autel de l’« utilité » collective de l’effort.

La mort de masse a ainsi touché les régions françaises de façon différenciée non pour des raisons identitaires ou géographiques. C’est la nature même du conflit qui a amené les populations rurales, reflet des caractéristiques démographiques et des secteurs d’activité dominants de l’époque, à fournir l’essentiel des combattants d’infanterie dont les pertes furent très élevées.

  • Henri Gilles
  • Jean-Pascal Guironnet
  • Antoine Parent

 

Drapeau 1

 

 

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